Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Line in Blog
12 décembre 2011

L'immeuble

Encore mes mots, aujourd'hui, sur des photos
prises par ma fille Noémie... 
Des mots pour vous.

Appart Noé paris

L'immeuble.

Marie avait beau lever les yeux, les baisser, elle se sentait prisonnière. Partout des murs gris. L’espace pour elle se réduisait à cette minuscule cour carrée surmontée d’un lambeau de ciel que ses voisins tentaient d’embellir à coups de pots de fleurs et de plantes vertes, savamment agencés pour ne pas bloquer le passage des locataires et de leurs poussettes ou de leurs bicyclettes. Elle se dévouait parfois pour verser dans l’un de ces pots le contenu d’une bouteille d’eau, car elle ne supportait pas plus la souffrance des plantes que celle des humains. Elle imaginait que derrière chaque fenêtre au-dessus d’elle un visage l’épiait lorsqu’elle accomplissait cette tâche. Elle n’osait toutefois pas s’en assurer et, sa besogne accomplie, rejoignait précipitamment son espace. Elle ne savait pas comment nommer cette minuscule pièce qu’elle avait trouvée à louer après de longues et vaines recherches. Elle disait donc « la pièce », et ce terme impersonnel lui convenait parfaitement.



IMG_5030-1


Cela faisait déjà six ans, qu’elle vivait là. Six ans qu’elle n’avait pas vu passer, et pourtant il lui semblait qu’elle possédait parfaitement la géographie des lieux et de ses habitants. Une tour de Babel à l’échelle parisienne. Un de ces vieux immeubles avec cour intérieure privée que beaucoup lui auraient envié comme décor. Elle, elle s’en fichait. Elle était comme transparente à tout ça. Personne ne lui parlait et elle n’adressait la parole à personne non plus. A part peut-être un sourire fugace à la petite fille du deuxième. Cette petite-là avait su capter son regard et lui adressait chaque jour un clin d'oeil complice en passant. Elle ne lâchait jamais la main de sa mère et faisait tournoyer sa robe chaque matin lorsqu’elle partait à l’école.  Enfin… c’est ce qu’elle imaginait. Car elle ne leur avait jamais demandé où elles allaient.


Il y avait aussi le vieux monsieur qui vivait sous les toits. Il sortait rarement, toujours vêtu, quelle que soit la saison, du même pardessus gris râpé. Un vieux cabas en osier à moitié usé était le seul signe de sa vie sociale. Elle savait qu’il allait jusqu’à la supérette voisine acheter de quoi survivre. Elle avait trouvé une fois, après son passage, une note tombée du sac au milieu du dallage, juste devant sa porte. Poireau, carotte, café, vin, pain. De toute façon, cet homme à la silhouette courbée et fatiguée ne pouvait pas transporter jusqu’au 6ème étage plus que ça. Elle aurait pu lui proposer de l’aider, mais elle avait préféré ne pas se montrer. D’ailleurs, aurait-il accepté ?


Parfois, Marie entendait chanter un oiseau. Un oiseau prisonnier qui s’évadait de sa cage le temps de quelques trilles. Elle savait que c’était le compagnon de solitude de la dame à la cinquantaine élégante qui vivait derrière l’une des fenêtres à lourds rideaux des étages supérieurs. Pour lui, celle-ci avait créé un petit espace vert et fleuri sur le palier ouvert qui donnait sur la cour et avait la chance de bénéficier une heure par jour (sauf en hiver et lorsqu’il ne pleuvait pas) d’un maigre rayon de soleil. Elle accrochait là la cage, au milieu des géraniums odorants et des pieds de basilic qu’elle replantait chaque année dans des jardinières dépareillées. La dame semblait vivre seule. Un anneau à l’éclat doré brillait pourtant à son annulaire, laissant libre cours à toutes les suppositions : veuve, séparée, amante ? On ne la voyait que rarement sortir de son appartement, à se demander d’ailleurs comment elle faisait pour vivre… Elle ne recevait pas de visites, peu de courrier. Mais de chez elle s’échappait souvent une musique inconnue qui faisait voyager Marie dans des pays lointains et l’emportait loin d’ici, dans un ailleurs qu’elle ne connaîtrait jamais, et rien que pour ça, Marie lui en était secrètement reconnaissante.


Au-dessus de la dame élégante vivait une jeune étudiante qui traversait régulièrement la cour d’un pas rapide et descendait les escaliers en sautant des marches. Marie avait toujours peur qu’elle en rate une et tombe. Mais non… Parfois, elle était accompagnée de quelques amies bavardes qui emplissaient la cage d’escaliers de leurs rires et d’exclamations effarouchées. Marie saisissait au vol quelques bribes de ces gloussements joyeux et essayait d’inventer l’histoire qui allait avec. Elle aimait bien faire ça, Marie : inventer des vies. C’était sa principale occupation d’ailleurs… Marie ne savait que rêver. Elle aurait bien aimé avoir un métier, comme la plupart des gens. Mais elle n’en avait pas. Elle n’en avait plus depuis longtemps.

Au premier étage, point de rideaux à la fenêtre ni d’oiseau ou de fleurs sur le palier. Pourtant l’appartement était habité. C’était d’ailleurs le plus grand de tout l’immeuble. Marie se disait que ces locataires-là étaient aussi froids et secs que leur fenêtre. Elle disait « ceux du premier » d’un ton un peu méprisant. Eux ne faisaient d’ailleurs aucun effort pour qu’elle s’intéresse autrement à eux. Ils se résumaient pour elle à une plaque de cuivre posée sur la porte, à des ombres même pas bienfaisantes. Juste des ombres grises comme les murs. Des ombres de passage. Ils n’avaient pas d’âge, pas de sexe. Ils n’avaient même pas d’odeur. Marie avait pourtant remarqué que chaque habitant de cet immeuble avait une odeur bien précise, qu’elle aurait reconnue entre mille. Une signature olfactive. Elle était capable de les distinguer tous à cette trace-là, même sans les voir. Sauf eux. Ils existaient à peine pour elle, et elle n’avait pas envie d’en savoir plus.

IMG_5031-1


Ce soir-là, Marie était assise près de sa fenêtre. Elle écoutait la pluie goutter et ruisseler sur le toit de zinc de l’abri à poubelles qui lui faisait face. Le ciel au-dessus des toits, tout là-haut, n’était qu’une toile d’eau grise qui s’essorait dans la cour aux pavés brillants. Les yeux de Marie aussi, étaient plein d’eau. L’immeuble était vide de vie. Il n’y avait personne. A part elle.

Elle leva les yeux vers le morceau de ciel noirci et imagina le petit carré que devait former sa cour d’immeuble vue du ciel, son univers tel qu’elle le verrait de là-haut. Le monde devait être bien différent lorsqu’on le voyait ainsi…  Elle laissait s’envoler ses rêves comme des ballons d’hélium échappés d’une main d’enfant.

Soudain une lumière s’alluma sous le porche, déchirant le silence, la solitude et l’obscurité. Quelqu’un venait de franchir la lourde porte de l’immeuble protégée par un code et de déclencher l’éclairage automatique. Le bruit de la rue parvint brièvement jusqu’à elle, puis s’étouffa en même temps que la porte claquait. Alors, d’un geste sûr et vif, elle saisit les roues de son fauteuil, lui fit faire prestement demi-tour et disparut, fantôme silencieux, à l’intérieur de « la pièce », échappant aux regards de celui qui venait d’entrer dans la cour mouillée de pluie. L’escalier craqua sous des pas. Une lumière s’alluma quelque part.
L’immeuble reprenait vie. La
vie reprenait son cours. La cour redevint silencieuse. Marie reprenait sa vie.

 

MLS – 11 décembre 2011

Publicité
Commentaires
L
Vos commentaires m'encouragent... merci à tous pour vos si gentils mots... et merci aussi à tous ceux qui m'ont fait part hors blog de leur avis... Je vais peut-être récidiver, alors... :)
M
j'ai beaucoup aimé cette nouvelle, dès le début on a l'impression d'être dans l'escalier penché aux balustrades. Bravo.<br /> à bientôt<br /> manouedith
G
Le commentaire de ta Maman reflète bien ce que j'ai éprouvé en lisant ton texte . <br /> merci à toutes les deux
T
Que rajouter aux commentaires précédents , je ressents les mêmes sentiments ! tout est si bien écrit et décrit ! On y est...<br /> Merci encore ! bisous.
P
Merci, moi aussi ,il faut dire que j'habite dans une tour de 15 étage soit 60 appartements......Belle présentation de la vie en immeuble.... Bises
Line in Blog
Publicité
Archives
Publicité