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24 janvier 2012

Les yeux ouverts...

De nouveaux mots, pour accompagner mes photos...

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Pierre avait les yeux ouverts. Il regardait défiler le paysage à toute allure. Les arbres formaient un voile ininterrompu et son regard n’accrochait aucune aspérité qui aurait pu stopper ce dévidoir infernal.

Il savait que chaque seconde l’éloignait de sa terre. De ses racines. Il savait qu’il ne rembobinerait jamais la pellicule à l’envers. Pourtant il aurait bien aimé que ce tourbillon s’arrête un instant. Le laisse souffler. Ou plutôt aspirer une goulée d’air. Là, il se sentait comme en apnée. Une apnée qui avait commencé dès qu’il avait refermé la portière. Depuis ce moment-là, il n’avait plus respiré. Il s’était figé. Le monde se déroulait autour de lui, mais lui n’en faisait plus partie. Et cela ne semblait inquiéter aucun des autres occupants de la voiture.

Il entendait des voix, des sons, de la musique même, qui se mélangeaient dans l’habitacle hermétique. Cela formait comme un magma cotonneux dans ses oreilles et il ne saisissait rien de distinct pas plus qu’il ne voyait une image précise du dehors. « Chamallow » se dit-il. "Ma vie est un chamallow géant. Le goût sucré en moins", s’empressa-t-il de rajouter pour lui-même. Et il eut presque envie de sourire.

Personne ne s’était aperçu qu’un frémissement avait agité brièvement ses lèvres.

Il replongea instantanément dans son rêve immobile. La route continuait à dévider son décor fuyant. Ses yeux n’arrivaient pas à suivre le mouvement. Tout allait trop vite. Il lui semblait que son regard se heurtait et se déchirait sans cesse au montant de la vitre qui brisait le film. Impossible de regarder derrière. Ce qui était passé était passé. A jamais révolu.

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Il en avait presque mal au cœur. Le flou en mouvement lui donnait la nausée, mais il ne pouvait en détacher son regard, comme hypnotisé, réduit à néant.

Un moment il essaya bien d’imaginer d’autres lieux, d’autres arbres, une autre terre, d’autres racines. Un haut-le-cœur l’en empêcha. Et puis, on ne peut pas construire sur du vide, se disait-il. Pour inventer, il faut avoir de la matière. Et Pierre se sentait nu. Comme une particule en suspension dans le vide. Il s’imaginait volant dans une atmosphère dépourvue d’attraction terrestre. Il avait lu quelque chose là-dessus. Il se voyait comme un cosmonaute sans cordon ombilical. Livré au hasard. Perdu dans le néant. Et son esprit errait, suspendu à rien. Il ne savait pas où il allait. A peine d’où il venait. Rêver était désormais sa seule liberté.

Il avait de plus en plus mal au ventre, sans qu’il pût dire si c’était le mouvement et la vitesse ou autre chose de bien plus profond qui provoquait cette envie de vomir. Il avait le cœur au bord des lèvres. Prêt à se répandre sur le velours des sièges. Il se demanda même s’il n’en aurait pas tiré une certaine satisfaction. Il imaginait les cris et la panique des autres passagers à l’idée d’être souillés par un tel événement irrépressible, trivial et malodorant.

Encore une fois, malgré son mal-être, un rictus fugace anima ses lèvres à l’insu de tous.

Il avait l’impression que sa vie défilait comme les arbres dehors. Dans l’indifférence générale et muette de tous les acteurs spectateurs du film.

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Il se força à fermer les yeux un bref instant. Juste le temps de se sentir vivant. Puis les rouvrit.

Il pensait s’accrocher aux nuages gris qui déchiraient le ciel. La pluie s’invita en rigoles fuyantes sur les vitres. Il suivit des yeux les gouttes qui remontaient, au mépris de la gravité, sur le pare brise et se dit que la vitesse modifiait toute chose. Lui aussi aurait bien voulu aller à contre-courant de sa vie.

Il ne savait plus depuis combien de temps il roulait ainsi vers il ne savait quoi.
Le brouhaha des voix ne l’atteignait presque plus, se mêlant au roulis du moteur jusqu’à ne former qu’un. Il aurait voulu dormir, mais le sommeil se refusait à lui obstinément.
Il était condamné à regarder sans voir comme on vit sans y penser quand on est un enfant.

Soudain, la voiture ralentit et il vit des arbres comme des grimaces noires plantés distinctement sur le ciel. Le jour était devenu gris. Le monde était devenu sombre.

Quelqu’un ouvrit la portière et voulut lui prendre la main. Mais il refusa et sortit seul en titubant, ivre d’être resté trop longtemps immobile. La terre tanguait sous ses pieds. Il fit deux pas. On lui parlait mais il n'entendait ni ne comprenait.

Il était là, hésitant. Soudain il réalisa qu'il n’était qu’un enfant et qu'il était seul. Seul contre tous, sans parents, sans famille... « Placé » comme on dit sobrement dans l’administration sociale.
Son avenir commençait là. Au bout de cette longue route et de ce film interminable.
Maintenant, il allait devoir avancer, contre vents et marées. Tenir debout. Grandir. Se battre. Apprendre à oublier...

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Alors, sans un mot, Pierre leva sur eux ses yeux grands ouverts, il regarda le ciel qui tournait, les arbres noirs, et vomit violemment en un long flot amer sa vie d’avant.

MLS - 23 janvier 2012

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Commentaires
T
"La suite appartient au lecteur..."<br /> <br /> Oui, je sais...<br /> <br /> Merci pour ces lignes!
B
Chamallow, le goût sucré en moins ...
S
J'adore l'effet de la photo pris avec la vitesse !
L
Der Alte -> Merci ! oui, j'imagine que ce genre de paysage t'inspirerait... <br /> <br /> Mamie -> La suite n'appartient qu'au lecteur... <br /> <br /> Patriarch -> Non, je n'ai pas vécu ça, mais je suis sensible au compliment ! Merci !<br /> <br /> Maryline -> J'en suis très heureuse... si j'ai réussi à "t'embarquer" avec lui...
M
Belle composition texte/photos...on se laisse embarquer avec Pierre...
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