Le bouquet de la maîtresse (Suite et fin)
Je repensais souvent à « ma » maîtresse, celle qui m’avait donné l’envie de prendre sa place et qui m’avait convaincue par l’exemple que je voulais « être comme elle ». C’est elle qui avait permis le long et lent parcours semé d’embûches. Elle avait su m’insuffler la volonté et l’espoir, et me conseiller à chaque étape. Même lorsque je n’étais plus son élève, elle avait toujours eu un regard bienveillant sur moi, et c’est à elle en premier, devant les grilles de l’Ecole Normale, où étaient affichés les résultats, que j’avais fièrement annoncé ma réussite au concours de l’E.N. Elle avait eu les yeux brillants et pour la première fois m’avait offert un cadeau en me félicitant. Il m’accompagne encore. C’était un petit flacon du parfum qu’elle portait et qui m’avait tant marquée, enfant. D’ailleurs, j’ai toujours une pensée émue et tendre pour elle lorsqu’un élève me dit timidement « Vous sentez bon, Madame ! »
Ce matin ne faisait pas exception à la règle. Je remis mécaniquement en bon ordre la pile de Cahiers du Jour, éclatants dans leur protège-cahier orange en plastique, certains quasi neufs, d’autres abîmés et rongés aux coins, selon la personnalité et le soin du propriétaire attitré. J’accrochai la grande équerre et le compas qui serviraient de base à la leçon de géométrie du jour au clou prévu à cet effet sous le tableau, et je disposai bien en évidence le cahier d’appel ouvert au centre du bureau. La sonnerie retentit, impérieuse, pour la deuxième fois. Les élèves, qui étaient peu à peu tous arrivés, étaient déjà en rang devant l’entrée des salles de classe. Pour une fois, j’étais presque en retard à leur rendez-vous matinal. Je les entendais rire et bavarder. J’accrochai un sourire à mes lèvres, enfilai un gilet léger, et sortis sur le perron où ma collègue frappait déjà dans ses mains en s’efforçant de ramener le calme parmi la petite troupe dissipée.
Les enfants de ma classe me saluèrent tous d’un « Bonjour Madame ! » qui me fit chaud au cœur.
Je leur donnai le signal d’entrée dans la classe, tout en fermant la marche.
Chacun avait rejoint sa place et un seul coup d’œil en regagnant l’estrade m’avait suffi pour me rendre compte qu’il manquait Catherine parmi les élèves restés debout à côté de leurs tables. « Vous pouvez vous asseoir ! » dis-je, un peu soucieuse. Cette semaine elle avait l’air un peu fatigué. Peut-être avait-elle attrapé la varicelle comme son petit frère, continuai-je à penser en commençant l’appel. Je n’en étais qu’au quatrième ou cinquième prénom (je nommais toujours les enfants par leurs prénoms) lorsqu’un discret grattement se fit entendre à la porte. « Madame, quelqu’un a frappé ! » s’exclama Bruno, qui ne manquait jamais de relever le moindre détail… et cherchait sans cesse à assouvir sa curiosité naturelle. Je dissimulai un sourire. Il avait même devancé Hélène, qui d’ordinaire rivalisait avec lui dans ce domaine.
« Entrez ! » La porte s’ouvrit à peine, laissant se faufiler la petite Catherine, dont le visage, écarlate, disparaissait derrière un gros bouquet de muguet et de pervenches. Elle s’avançait vers l’estrade. « C’est pour vous, Madame ! », balbutia-t-elle timidement, gênée par cette arrivée bien trop remarquée et le retard inhabituel chez elle.
Une bouffée d’émotion et de tendresse m’envahit à la vue de cette enfant à la fois fière et timide derrière ses fleurs. Je me retournai pour saisir un vase sur l’étagère, avant de la libérer de son précieux bouquet. « Oh merci, Catherine, c’est ma fleur préférée, le muguet, tu sais ? C’est un beau cadeau ! … On va le poser là, sur le coin du bureau. J’en profiterai bien… et vous aussi ! Qu'il sent bon ! »
J’avais du mal à ne pas voir devant moi une autre petite fille porteuse de fleurs. L’émotion m’avait saisie à la gorge. Le parfum du muguet avait envahi mon bureau. « C’est un magnifique métier, celui de maîtresse, dis-je d’une voix un peu tremblante à toute la classe. On reçoit de très beaux cadeaux ! ».
Catherine avait déjà rejoint sa place. J’aurais voulu qu’elle et tous mes élèves gardent en eux le même souvenir ébloui de cet instant parfumé. Je savais que ce ne serait sans doute pas le cas. Peut-être seulement l’un ou l’une d’entre eux aurait perçu au fil des jours ma passion et mon bonheur d’être devenue qui j’étais. D’avoir accompli mon rêve d’enfant. J’aurais voulu continuer cette chaîne fragile et essentielle de transmission et leur avoir donné les armes pour y parvenir.
Je repris l’appel, égrenant les noms en regardant chacun des enfants, puis j’appelai au tableau celui qui serait chargé de lire la date à voix haute et d’écrire les premières opérations. La journée commençait avec un rayon de soleil. Je ne savais pas encore que ce mois de mai aurait pour toujours un parfum de révolution. La mienne avait déjà eu lieu, il y a longtemps, d’une autre manière. Elle avait une odeur de muguet.
FIN
© Marie-Line Saltel Bayol – 10/01/2017
Photo non créditée trouvée sur Pinterest